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L’anarchiste réactionnaire
Jean Anouilh a été, sans conteste, l’un des auteurs les plus prolifiques du XXème siècle, particulièrement pendant la période traitée dans cet ouvrage (1945-1975). Il s’est révélé être l’auteur le plus original de sa génération, âpre et véhément, alliant très subtilement le cocasse et le douloureux, le romanesque et le fangeux, sachant être comique et dramatique à la fois. Il avait classé son théâtre en : pièces roses, pièces noires, pièces brillantes, pièces grinçantes, pièces costumées, pièces baroques, pièces farceuses, pièces secrètes. « Je n’ai pas de biographie et je m’en félicite », lance-t-il aux curieux , « Les mémoires, ça fait mourir ». Il reconnaît ne conserver aucun souvenir de sa prime jeunesse… Un grand trou entre 10 et 17 ans. Le biographe ne pourra s’accrocher en effet qu’aux Souvenirs d’un jeune homme, sous-titre du seul ouvrage écrit par ANOUILH, et relatant les premières années de sa vie active.
Il faut donc se satisfaire des renseignements fournis par l’État Civil et ses quelques biographes. Il est né le 23 juin 1910 à Bordeaux, est arrivé à Paris à huit ans et a fait ses études à l’École Colbert puis au Lycée Chaptal. À cette zone d’ombre, il faut ajouter le mystère sur sa naissance - si mystère il y a - signalé par sa fille Caroline dans son ouvrage Drôle de père . ANOUILH a en effet révélé à sa fille qu’il avait des doutes sur son père officiel quant à la qualité de géniteur de ce dernier.
Il a toujours conservé le souvenir - il avait 4 ans - au moment de la mobilisation de 1914, d’un monsieur très beau et très chic venu faire ses adieux à sa mère, qui le prit dans ses bras, le serra contre sa poitrine et versa une larme. Or, il ne s’agissait pas de son père officiel mais d’un admirateur de sa maman à laquelle il faisait de courtes et fréquentes visites. Rien n’ayant été avoué ni prouvé, on doit se contenter de savoir que la mère d’ANOUILH, Marie-Magdeleine était pianiste, et son père tailleur. On trouvera cette anecdote sous la forme théâtrale dans L’Arrestation. Le héros sait que le seigneur du village est son véritable père et qu’il n’est pas le fils du tailleur, époux de sa mère, qui lui a donné son nom.
Quand les magasins du Louvre mènent au théâtre
Indépendamment de son talent et de l’importance de son œuvre, ce côté secret « Le public est invité à la première, ma vie privée est mon affaire personnelle » n’est peut-être pas étranger au nombre d’ouvrages qui lui ont été consacrés (une vingtaine à ce jour, seul Sacha GUITRY le dépasse dans ce domaine).
Après des études avortées à la Faculté de Droit, il décide de travailler afin de ne pas rester à la charge de son père, qui n’en a pas les moyens. Cette notion de petit pauvre sera l’un des piliers de son œuvre, et débouchera sur la haine de classe. « C’était un solitaire qui était né giflé » (Pierre MARCABRU). Il se plonge alors dans les petites annonces où il relève que les Grands Magasins du Louvre recherchent des collaborateurs diplômés du bac ou du brevet supérieur. Il se présente et est engagé au bureau des réclamations. Il s’agit de vérifier le bon droit des réclamants et, si possible, leur rendre justice. C’est là qu’il reçoit une carte de visite: « La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique ». Cette phrase sibylline constituera le titre de son ouvrage. Il ne reste qu’un mois aux Magasins du Louvre, jugeant alors posséder assez d’argent pour voir venir, au grand regret de son chef de service qui lui dit : « C’est dommage, vous aviez l’étoffe d’un bon réclamateur ».
La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique (La Table Ronde)
Édition n° 1-Michel Lafon
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