À sa sortie de la clinique, un miracle l’attend sous la forme d’une lettre déposée dans la boîte de la rue Saint-Benoît. Ce courrier retient son attention et l’émeut, il émane d’un étudiant de la Faculté de Caen. Lecteur effréné, ce dernier connaît toute l’ œuvre de M. Duras et souhaite la rencontrer. Elle lui donne un rendez-vous dans son appartement de Trouville. Le jeune homme arrive en début d’après-midi, il est très courtois, romantique, cultivé. Il est subjugué, elle est sous le charme. Leur conversation les enchante mutuellement. Les heures passent, l’étudiant rate son dernier car, il n’a pas d’argent pour s’offrir une chambre d’hôtel. Marguerite lui propose le lit de son fils. Et c’est ainsi que Yann Andrea entrera dans la vie de Marguerite pour n’en plus sortir jamais. « J’ai rencontré un ange » clame-t-elle à tous vents. Dans un élan de joie, elle écrit les dialogues du film sur Agatha, et s’empresse de le tourner. Mais les anges ne sont pas tous des séraphins. Yann est de la famille des furets, il apparaît, il disparaît, il a un mystère que Marguerite décèle très vite: c’est un homosexuel à la recherche de messieurs sérieux. Et si, flamberge au vent, elle défend les causes les plus désespérées dans le monde, elle hait l’homosexualité. Pour guérir Yann de ce qu’elle prend pour une perversité de la nature, elle l’encourage à écrire, le pousse à boire et lui donne l’exemple. Malheureusement elle ne supporte plus l’alcool. Elle veut écrire, elle écrit mais avec les plus grandes difficultés, les mots, les phrases lui échappent , elle trouve toutefois le courage de rédiger d’une main maladroite et tremblante l’un de ses plus beaux textes, les dialogues de Savannah Bay. Ensuite ce sera la dégringolade. Yann disparaît, Yann revient, Marguerite ingurgite jusqu’à six litres de vin par jour, ses jambes enflent, son visage gonfle, son corps se déforme, elle a des hallucinations, elle ne sort plus, ne s’habille plus, se clochardise. Il lui est impossible de tenir un stylo. Yann lui propose alors de taper sous sa dictée les phrases divagatrices qu’elle crie ou chuchote et qui, mises bout à bout porteront le titre de La Maladie de la Mort.
Une nouvelle cure à l’hôpital de Neuilly la sauvera une fois encore. C’est une Marguerite ressuscitée qui dirige les répétitions de Savannah Bay. Madeleine Renaud est magnifique dans le rôle de la vieille femme mourante . Ce sera le dernier rôle de la comédienne qui, à quatre-vingt trois ans, remporte un triomphe. Au soir de la première, elle est ovationnée par une salle en larmes.
Au cours de rangements, Marguerite découvre un vieil album de photos, datées des années 30, à Shanghai. Pour elle c’est une invitation à reprendre la plume. Son adolescence retrouvée, elle écrit un chef d’œuvre, L’Amant. Ce roman, dont deux millions d’exemplaires seront vendus dans le monde entier, lui vaudra le Prix Goncourt. À la suite de cet impressionnant succès, Marguerite Duras est devenue une star de la littérature dans le quartier de Saint-Germain des Prés. Les intellectuelles ont adopté son pull-over à col roulé, son petit gilet sans manches et ses grosses lunettes à monture d’écaille. Elle fait la couverture des magazines. À la radio, à la télévision, des émissions entières lui sont consacrées. Les rédacteurs en chef lui proposent des rubriques et s’arrachent ses articles.
Elle est éblouie et perd la notion du réel. Marguerite déifie Duras. Elle parle d’elle à la troisième personne et, se croyant infaillible, donne son avis sur tout, politique extérieure, politique intérieure, fait divers. Un journaliste astucieux manigance une série de rencontres télévisées: Marguerite Duras - François Mitterrand, à l’Elysée. Le président n’a pas oublié le passé, il est amical mais il prend du recul face à cette « Madame Je sais tout » et il abrège la suite des entretiens.
Avec les années qui s’accumulent, le désir d’écrire est de plus en plus impératif. C’est davantage le besoin de se raconter que de créer des personnages qui poursuit Marguerite . Elle publie coup sur coup des romans-confessions : Yeux bleus, cheveux noirs consacré à son impudique intimité avec Yann, La Douleur, description de son aventure avec un homme de la Gestapo et celui du douloureux retour de Robert Antelme. Emily L., récit des hallucinations d’une femme ivre dans un caboulot. Elle trouve encore la force de mettre en scène, au théâtre du Rond-Point, une seconde mouture de La Musica, au titre évocateur de La Musica 2ème avec pour interprètes Miou-Miou et Samy Frey.
La santé de Marguerite Duras se délabre de jour en jour. Elle souffre d’emphysème, le souffle lui manque, elle ne peut plus monter les escaliers, elle enfle de partout, elle souffre, elle est malheureuse.
En octobre 1988, elle entre à l’hôpital Laënnec. Après une opération d’une trachéotomie pour insuffisance respiratoire, elle est plongée dans un long coma artificiel dont elle ne sortira qu’en juin 1989. Les médecins l’ont crue perdue. Mais Duras ne meurt pas si facilement, son corps qu’elle a tant malmené a des ressources. Et la voici reprenant contact avec Claude Berry et Jean-Jacques Annaud pour le tournage de son film L’Amant. Après s’être enthousiasmée sur les qualités de son metteur en scène, Marguerite Duras se persuade qu ‘il va la trahir. Elle finit par accepter le contrat à une condition: le nom de Duras ne paraîtra pas sur l’affiche qui portera la mention « film tiré de l’Amant ». Dès ce moment, elle déteste son propre ouvrage, elle le dénonce comme « un roman de gare » et se remet à l’ouvrage pour en publier une variante: L’Amant de la Chine du Nord, destinée à discréditer la première version.
À partir de 1992, Marguerite Duras ne publie plus. Elle se contente de tenir son journal intime. Elle ne reçoit que peu de monde, à l’exception de son fils, de son ancien amour Dionys et de quelques intimes. Yann sera près d’elle dans l‘appartement, comme une dame de compagnie auprès d’une vieille personne, souvent capricieuse, mais si bouleversante quand elle l’appelle dans un dernier ouvrage: « Je ne suis plus rien, je suis devenue complètement effrayante. Je ne tiens plus ensemble, viens vite, je n’ai plus de bouche, je n’ai plus de visage, Yann mon amour de la nuit ».
Marguerite Donnadieu s’est éteinte le dimanche 3 mars 1996, en son domicile de la rue Saint-Benoît.
« C’est tout » éditions P.O.L. 1995
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