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La célébrité d’un auteur engagé

Depuis la fin de la guerre, Sartre ne cesse d’affirmer son engagement politique en signant maints articles dans la revue nouvelle Les Temps modernes. Comme nombre d’intellectuels dits de gauche il réagit contre la montée du Gaullisme et défend la cause de la révolution marxiste sans pour cela s’inscrire au Parti Communiste, trop inféodé selon lui aux ordres de Moscou. S’opposant à la fois au capitalisme et au stalinisme, un troisième parti, Le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire (R.D.R) vient de naître. Jean-Paul Sartre y adhère.

Quoiqu’ayant abandonné sa carrière de professeur, Jean-Paul Sartre reste en contact permanent avec certains de ses anciens élèves et leurs amis. Nombre d’entre eux, d’origine bourgeoise, se cherchent, se disent prêts à devenir « un Autre » dans un monde différent du leur. S ‘inspirant d’eux et à leur intention Jean-Paul Sartre commence une nouvelle pièce qui aura pour premier titre Crime passionnel et deviendra Les Mains sales en mémoire de la phrase de Saint Just : « On ne fait pas de politique sans se salir les mains ».

La pièce, jouée au Théâtre Antoine, débute le 2 avril 1948. Le rôle du jeune bourgeois est tenu par François Périer et celui du militant chevronné par André Luguet. Le monde du théâtre s’étonne : « Ce sont deux acteurs de boulevard… » «  Eh alors, leur rétorque Jean-Paul Sartre, le Boulevard est l’école du naturel. Celui qui en vient est libre de plier ou de s’élever ! ». 6

Conspuée par les critiques communistes, le spectacle, quoique condamné par le Saint Office, fut littéralement couvert de fleurs par la presse de droite.

La pièce fut affichée au Théâtre Antoine 625 fois avant de partir en tournée.

Apparemment, Jean-Paul Sartre n’en avait pas fini avec les problèmes que cause l’engagement politique puisqu’en novembre 1952, au Schauspielhaus de Zurich, fut créée en langue allemande, dans une adaptation et mise en scène d’Oskar Walterlin, une pièce inédite tiré d’un de ses scénarios de cinéma. Un ancien révolutionnaire Jean Auguerra, devenu dictateur accepte de se salir les mains en livrant du pétrole à une puissance étrangère. Il est arrêté et abattu par de jeunes révolutionnaires. L’un d’eux prend aussitôt le pouvoir et à son tour se trouve dans l’obligation d’accéder aux ordres de cette même puissance étrangère, c’est L’Engrenage

Deux ans auparavant, en mars 1950, abandonnant Saint-Germain-des-Prés, Sartre se retira trois semaines, loin de Paris, dans une villa tranquille de Saint -Tropez . Il emportait avec lui un monceau de notes, entassées depuis plus de seize mois. Le sujet d’une nouvelle œuvre lui avait été inspiré par Jean-Louis Barrault qui lui avait fait découvrir une pièce inédite de Miguel Cervantes mettant en scène des gueux jouant aux dés le Bien et le Mal. Ce thème était passionnant. D’autre part, Sartre en préparant son ouvrage Comédien et Martyr sur Jean Genet, venait de lire les Propos de Table de Martin Luther. Il décida que sa nouvelle pièce se situerait en Allemagne aux premiers temps de la Réforme et des sanglantes révoltes paysannes . Elle aurait pour titre Le Diable et le Bon Dieu . Pour jouer Goetz le personnage principal, Louis Jouvet, le metteur en scène 7 et Simone Berriau, directrice du théâtre, avancèrent le nom de Gérard Philipe, mais ce dernier, trop jeune, trop lumineux, n’était pas crédible en fanfaron de vices et insulteur de Dieu. On fit donc appel à Pierre Brasseur. Par son importance, la pièce ( cinq heures de textes, onze décors, quatre-vingt trois costumes ) ne pouvait être comparée qu’ Soulier de Satin de Paul Claudel 8 et il fut facile à la presse d’avancer le sobriquet de Soulier de Satan .

Les répétitions commencèrent le lundi 16 avril. L’enfantement fut difficile. Le texte était beaucoup trop long. Il fallait le réduire. Malgré son estime pour Louis Jouvet, Sartre se refusait à couper des tableaux; il accepta toutefois d’en amalgamer plusieurs et de supprimer un interminable monologue de Brasseur que le comédien se refusait à apprendre. La pièce finit par ne durer que… quatre heures. La réalisation des décors de Félix Labisse et des costumes de Francine Gaillard-Risler avait coûté un million et demi, somme considérable pour l’époque.

La répétition générale eut lieu le 11 juin 1951, devant une salle des plus brillantes de la saison. Retenu par une réunion électorale, Sartre n’assista qu’au dernier baisser de rideau. En dépit des impudeurs et des blasphèmes prononcés sur scène , aucune protestation du public ne compromit l’énorme succès de la soirée. Mais à la sortie du théâtre, il fut distribué par quelques farouches catholiques anti-sartriens des tracts  ainsi libellés : « Si tu applaudis le profanateur, tu renies ton Dieu ! ».

La critique fut mitigée. Très mal acceptée dans le milieu chrétien, elle ne fut guère chaleureuse dans les articles de gauche qui reprochèrent à l’auteur d’avoir traité un faux problème.

En dépit de ces réserves, la pièce connut un beau succès auprès du public et fut joué pendant plus de deux cent fois. Elle tourna ensuite en Belgique, en France, en Luxembourg, en Suisse, en Grande-Bretagne, au Maroc, en dépit des protestations des évêques de Liège et de Metz et des interdictions des maires de Toulon, Alger et Oran.

Lors des représentations du Diable et le bon Dieu , Jean-Paul Sartre et Pierre Brasseur apprirent à se mieux connaître et à admirer leur talent respectif. En 1953, l’acteur rêve encore et depuis de longues années de jouer le rôle de Kean, illustre comédien anglais du XIXème siècle. Lorsqu‘en 1828 ce monstre sacré vint à Paris interpréter Shakespeare, il rencontra le non moins illustre acteur français Frédéric Lemaître. Une amitié profonde née d’une admiration intense et réciproque naquit entre les deux comédiens. À la mort d’Edmond Kean, Frédéric Lemaître voulant lui rendre hommage souhaita le personnifier en scène. Alexandre Dumas exauça son souhait dans un drame en cinq actes. Lorsque Brasseur se confie à Sartre, il n’a aucun mal à lui faire partager son projet.

Simone de Beauvoir se souvint : « Sartre avait écrit en quelques semaines et en s’amusant beaucoup l’adaptation de Kean. Pour une fois les répétitions se passèrent sans drame ». 9

Le rôle convenant parfaitement à la puissante personnalité du comédien, les critiques sont élogieuses encore que certains s’étonnent que Sartre, dans une période où il s’est engagé à gauche plus que jamais 10, n’ait pas mieux à penser que de remettre Alexandre Dumas au goût du jour ? À cela répondit Sartre, se défendant : « J’ai adapté Kean parce que j’ai entendu rire à Hernani. J’aime Hernani et le théâtre romantique. Je n’ai pas voulu ridiculiser Dumas, mais donner à son œuvre le petit coup de pouce qui lui est nécessaire en 1953 »11 12

6 Le Figaro 30 mars 1948
7 Ce sera la dernière mise en scène de Louis Jouvet qui mourra brutalement le 11 août suivant
8 Le Soulier de Satin joué à la Comédie Française en 1943, mise en scène de Jean-Louis Barrault
9 La Force des Choses Éditeur Gallimard p. 309
10 Sartre accepte la présidence de l’Association France-URSS et assiste en novembre 1952 au Congrès mondial de là Paix.
11 Le Figaro 4 novembre 1953
12 Kean ou Le Désordre et le Génie sera repris au Théâtre Marigny en 1987, dans le rôle-titre Jean-Paul Belmondo, mise en scène Robert Hossein

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