1946, Beckett a 40 ans. Une nouvelle et longue période de créativité s’ouvre devant lui.
En juillet, il s’attaque à son premier roman en langue française Mercier et Camier : deux personnages errants à la recherche d’on ne sait quoi. Une sorte de brouillon du futur chef d’oeuvre : En Attendant Godot.
De 1947 à 1950, l’argent se fait rare. Certes, Beckett publie nombre de nouvelles et d’essais dans les revues Fontaine, Les Nouvelles Littéraires ou Les Temps Modernes, mais les honoraires sont bien minces. Un poste de traducteur à l’UNESCO. lui est offert. Il découvre alors les œuvres du poète péruvien, César Valleja. Admiratif et enthousiaste, il s’en inspirera pour composer le personnage de Lucky . En dépit de tous ces travaux littéraires, la gêne s’installe rue des Favorites. Pour améliorer l'ordinaire, Suzanne, très habile de ses doigts de pianiste, exécute des robes de fillettes pour améliorer l’ordinaire. Beckett accepte difficilement cette situation et replonge dans un marasme annonciateur d’une nouvelle dépression. Des malaises diffus, migraines, rhumes, rhumatismes s’emparent de sa pauvre carcasse. Suzanne est toujours là, solide et tutélaire. Il n’est pas question de flancher. Elle encourage Sam à se lancer dans une expérience nouvelle: le THÉÂTRE.
Sur la couverture d’un cahier d’écolier, il écrit un titre: Eleuthéria. Puis vinrent sous sa plume les noms des personnages qui à eux seuls donnent le ton de la pièce: Krap, (traduction française: merde ou foutaise), Piouk, (venant du verbe to pouk: vomir), Skunk (traduction française: mufle ou rosse) Le sujet traite de l’obsession de soi-même: un éternel jeune homme sur le lit d’une une chambre anonyme commente son existence humaine en des termes peu réjouissants.
Dopé par l’énergie de son épouse, Beckett ne perd pas de temps. La dernière réplique d’ Eleuthéria écrite, il entreprend la composition d’un nouveau roman : Malloy. Le sujet en est, une fois encore, l’exaltation de la Solitude, de l’Exil, de la Déchéance physique et morale, de la Folie,de la Mort. Dans le même temps, Beckett s’attelle à un second ouvrage: Malone meurt. Un personnage agonisant, raconte son histoire et ne s’arrêtera que lorsque la mort l’aura terrassé.
Le Théâtre...une distraction
Pour se distraire de ce travail débilitant, Beckett imagine une comédie qui l’amuse beaucoup. C’est sa récréation que d’inventer ou mieux de réinventer deux personnages clownesques - dont il avait eu l’idée en créant le roman Mercier et Cramier. Ils sont là, ils attendaient, qui ? quoi ? un homme ? un mythe ? un dieu ? personne ne le saura. jamais.
Ainsi naît le premier triomphe d’écrivain de Samuel Beckett : En Attendant Godot.
Le jeune directeur des Éditions de Minuit, Jérôme Lindon, chantre de l’avant-garde publie la pièce, Suzanne décide de devenir l’agent littéraire de son mari. Elle propose le manuscrit à trente-cinq directeurs de théâtre, les trente-cinq le refusent. Pour les uns, il s’agit d’un canular, pour les autres d’une ineptie, une esbroufe incompréhensible. Suzanne ne se décourage pas. Sans succès auprès des directeurs de théâtre, elle s’adresse à un comédien - metteur en scène, le plus grand ami d’Antonin Artaud. Il se nomme Roger Blin. Celui-ci joue alors La Sonate des Spectres à la Gaîté Montparnasse. Suzanne dépose donc au théâtre le texte d’ En Attendant Godot accompagné, pour faire bonne mesure, de celui d’ Eleutheria.
Roger Blin lit et relit les manuscrits. Les deux le passionnèrent. Après mille et une hésitations il finit par choisir En Attendant Godot, plus économique à monter: « Je n’avais pas un sou. Je me disais que je m’en tirerais mieux avec Godot où il ne fallait que quatre acteurs, et clochards par-dessus le marché. Ils pourraient porter leurs propres vêtements et je n’aurais besoin que d’un projecteur et d’une branche d’arbre ».
La décision prise, il fallait trouver un théâtre. Après une année de démarches infructueuses, apparraît, enfin, le deux ex-machina, en la personne de Jean-Marie Serreau, directeur du théâtre de Babylone au bord de la faillite.
Celui-ci croit en la valeur du texte et déclare: « Tant qu’à mourir, mourons en beauté ».
La pièce est quasiment prête à être représentée. Depuis de longs mois, les comédiens se réunissaient chez Roger Blin pour travailler, sans toujours bien comprendre où l’auteur voulait en venir. Certes le texte leur parait facile à apprendre. Le dialogue est limpide, fait de phrases courtes, sans aucune ambiguïté. Les personnages s’expriment dans un langage simple et quotidien. Là où les choses se compliquent et posent problèmes aux acteurs, c’est lors de l’enchaînement des répliquent: les phrases semblent souvent s'échapper de celles qui les précèdent pour s'engager dans une autre voie totalement imprévisible. À quoi se raccrocher se demandent les comédiens, tout d'abord pour apprendre leur rôle et ensuite pour se faire comprendre du public? Pas d’intrigue, pas d’exposition, pas de développement, pas de conclusion, rien que des paroles qui se perdent dans un monde d'abstraction. Voici une formule théâtrale tout à fait inédite.
Le soir du 5 janvier 1953, il fait très froid à Paris. Seuls quelques amis de Beckett, plusieurs invités de Jérôme Lindon, un petit nombre d’habitués du Flore et des Deux Magots, ainsi que trois ou quatre critiques dramatiques franchissent le seuil du petit théâtre.
À 21 heures 30, le spectacle commence en retard- arrivent sur scène deux clodos qui prononcent des riens et cela se poursuit...Le public clairsemé croit rêver. Interloqué tout d’abord, il est subjugué peu à peu et restent pendu aux lèvres des comédiens. À la fin les applaudissements et les bravos le disputent aux sifflets. En sortant boulevard Raspail on n’arrive pas à se quitter. Dès le lendemain, un bruit court dans tout Saint-Germain des Près: il se passe quelque chose au Théâtre de Babylone. Il faut absolument s’y précipiter pour ne pas passer à côté d’un chef d’oeuvre évènementiel.
Du jour au lendemain, à quarante huit ans, Samuel Beckett devient un écrivain célèbre. Alors que la critique l’a ignoré pendant des années, voilà qu’un voile se déchire et que l’auteur se trouve livré du jour au lendemain aux obligations qu’impose la renommée.
Les reporters radio, les journalistes, de simples spectateurs veulent découvrir l’oiseau rare, l’interroger sur sa vie sur son œuvre et par dessus tout lui poser LA question: « Qu’a-t-il voulu dire ? Godot serait-ce Dieu ? Si ce n’est lui, qui est-ce alors ? ».
Devant la furia des curieux, Beckett est pris de peur panique. Il s’enfuit à Ussy, petite commune de Seine et Marne, découverte depuis peu et qui lui rappelle l’ Irlande de son enfance.
La seule personne avec laquelle Sam aurait aimé partager son succès était James Joyce, mort depuis dix ans Mais, en ces jours de gloire, Beckett n’oublie pas la formule de son maître, « Le silence, l’exil et la ruse ». Il décide de la prendre à son compte et tandis que Godot poursuit sa carrière en Angleterre, aux U.S.A, en Allemagne, en Italie, lui, l’auteur, se retire sous sa tente pour se remettre au travail.
Désormais, la notoriété de Beckett lui permet de publier comme il l’entend les essais, les nouvelles et traductions de ses œuvres, des pièces radiophoniques, tant en France qu’en Grande Bretagne.
Alors que les premiers romans n’avaient aucune audience, Molloy et Malone se meurt se vendent à travers le monde.
Cf En attendant Godot
Ouvert au printemps 1952, le Théâtre de Babylone 38 boulevard Raspail. ferma définitivement en novembre 1954. Dans ce court laps de temps. J-M. Serreau avait affiché, outre la création d’En attendant Godot, une adaptation signée Boris Vian de Mademoiselle Julie et de La Maison brûlée de Strinberg, l’Incendie à l’Opéra de Georg Kaiser, dans une adaptation d’Yvan Goll, Si Camille me voyait, première pièce de Roland Dubillard, Tous contre Tous d’Arthur Adamov, repris Victime du Devoir et mis en répétition d’Amédee ou comment s’en débarrasser d’Eugène Ionesco, créé Homme pour Homme de Bertold Brecht, dans une adaptation de Geneviève Serreau.
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