Le 11 février 1920, naissait, rue Jehanne d’Arc dans le treizième arrondissement de Paris un petit garçon, Maurice Lasaygues. Son père fonctionnaire des P.T.T et sa maman, mère au foyer, formaient un ménage très heureux en attendant l’arrivée d’un petit frère qui deviendra avocat.
Le 14 mai 1921 naissait au 55 de la rue de la Procession, chez sa grand mère maternelle, un autre petit garçon Jean-Jacques Bricaire. Quelques jours après l'accouchement le père éditeur de livres d’art ramena l’enfant et sa maman dans l’appartement familial au 4 rue Paturle à quelques encablures de la Porte de Vanves, quatorzième arrondissement . Il est possible que lors d’une promenade les deux bambins tenant la main de leur mères respectives se soient rencontrés sans le savoir.
Écouter les témoins de l’enfance des deux enfants, c’est entendre la même histoire : famille bourgeoise, heureuse, école communale, un petit frère chez l’un, une petite sœur chez l’autre, première communion, scoutisme : « Toujours prêt ! » … Encore que le petit Jean-Jacques a droit à une anecdote personnelle. Lorsqu’il eut sept ans et que sa maman attendait la naissance de sa petite sœur Denise, il fut confié à ses grands parents paternels à Sceaux. Le directeur de l’école locale ne voulait pas le laisser repartir, il avait décelé chez son jeune élève des qualités exceptionnelles. Mais il fallait bien retourner au bercail. De retour à Paris, l’élève Bricaire ne se montra pas plus brillant que la moyenne de ses camarades. Après son certificat d’étude, il entrera à l’école Jean-Baptiste Say et à partir de la troisième poursuivra ses études à l’École Supérieure de Commerce, tandis que le jeune Lasaygues préparera son bachot philo - lettres au lycée.
Des vocations contrariées sous l’Occupation
C’est grâce à sa grande tante Henriette, femme de forte personnalité, que Jean-Jacques découvrit le théâtre. Il s’agissait alors du vieux Trocadéro où l’on jouait le répertoire classique. Le premier spectacle auquel assista l’adolescent de 14 ans fut Polyeucte. Rien de bien réjouissant… Et pourtant les lumières, les costumes, le jeu des acteurs, la musique des vers, les applaudissements, toute cette nouveauté plongeait le jeune spectateur dans un ravissement inespéré.
Peu à peu l’idée fit son chemin : pourquoi pas moi , pourquoi n’entrerais-je pas dans ce monde magique ? Un jour Jean-Jacques lâcha le morceau devant sa famille : « Je veux faire du théâtre ! ». Contrairement à bien des pères, M. Bricaire ne manifesta aucune contrariété ni même de stupéfaction. C’est lui qui, se promenant un jour qu’il était avec son fils, croisant Robert Seller, un vieil acteur qu’il avait vu jouer plusieurs fois, l’interpella et lui demanda ce qu’il convenait de faire pour devenir comédien. Sans hésitation, ce dernier répondit qu’il fallait s’inscrire au cours de René Simon. Ce qui fut dit fut fait. Dès la première entrevue, le professeur prédit à l’apprenti - comédien qu’il deviendrait un jour directeur de théâtre.
En attendant, le jeune Jean-Jacques suit des cours de comédie, n’hésite pas à monter une troupe de théâtre, à rencontrer Sacha Guitry dans sa loge pour lui demander des conseils, à faire de la figuration à la Comédie Française puis à s’inscrire au Centre professionnel du Spectacle. Là il rencontre une très jolie danseuse comédienne, Paule Lefrère, il tombe sous le charme et entraîne la jeune personne dans son sillage. Au retour d’une tournée plus que calamiteuse, ils se marient, ils ont vingt et un ans tous les deux. Le jeune ménage impécunieux s’installe dans une chambre de bonne, rue Théophraste Renaudot. L’occupation allemande bat son plein. Adieu théâtre ! Jean-Jacques n’échappe pas à la réquisition du « Service du Travail Obligatoire ». Il est requis en qualité d’ « ouvrier en voie de rééducation » à la Sté Thomson Houston. Il s’agit de monter des châssis d’amplifications pour les avions. Cette situation est aléatoire et la crainte d’être expédié en Allemagne est latente. Deux possibilités pour rester en France : devenir pompier ou mineur. Va pour la seconde solution. Et voici le jeune comédien qui descend au fond d’une mine à Teille-Monzeil un petit patelin de Bretagne. Une chute malencontreuse et grâce au ciel sans gravité le décourage de cette sinécure. Voici donc revenus à Paris Jean-Jacques et Paule qui habitent cette fois dans un petit appartement de la rue de la Convention, où ils s’efforcent de vivre dans la plus grande clandestinité.
Pendant tout ce temps, Maurice Lasaygues devient employé d’une librairie du Boulevard Saint-Michel, puis il se marie, lui aussi... Il a vingt trois ans. Il devient très vite le père d’une jolie petite fille, Michèle. Chef de famille, il est exempté alors du travail obligatoire en Allemagne. Mais pour plus de sûreté, le jeune ménage quitte Paris et s’installe à Toulouse, en zone libre.
Enfin la guerre se termine.
Jouer la comédie, on verrait plus tard, il faut d’abord gagner sa vie. C’est alors que Jean-Jacques apprend que Jacques Hébertot , directeur du Théâtre des Arts, recherche un administrateur - secrétaire. Voilà une situation qui tombe à pic. Dans le même temps, Maurice Lasaygues est engagé dans le poste similaire par André Barsacq , directeur du Théâtre de l’Atelier. Et voici nos deux larrons les plus jeunes administrateurs de théâtre de Paris qui se découvrent. « (Lorsque) j’ai rencontré pour la première fois Maurice Lasaygues, je me suis demandé par quel hasard ce clergyman s’était égaré parmi nous. Des confrères me détrompèrent en m’assurant qu’il ne s’agissait pas d’un ministre du culte, mais bien d’un des nôtres, professant à « l’Atelier ». J’ai eu plus tard, à plusieurs reprises, l’occasion de constater que, du clergyman il n’avait vraiment que le physique » raconta Bricaire. La réponse de la bergère au berger ne se fit pas attendre : « …l’œil égrillard derrière des lunettes d’écaille brillantes, la moustache frémissante, élégamment vêtu, …c’est lui, Jean-Jacques Bricaire, qui tous les soirs de générales, dans le hall de tous les feux, virevolte dans la boîte à sel, serre les mains et distribue les invitations. Il est l’image de la force , de la confiance et de l’optimisme ». Ces deux-là ne pouvaient que devenir de grands amis, c’était inscrit dans les étoiles.
En 1948, à son tour, Jean-jacques Bricaire est un nouveau père heureux, une petite Ève vient de naître. Le salaire offert chez Jacques Hébertot ne suffit pas à l’entretien d’un ménage. Bricaire accepte alors la proposition de Marcel Karsenty qui vient d’acheter le Théâtre de Paris. Il devient ainsi administrateur de l’une des plus belles salles de spectacle de la Capitale. Il a 27 ans… !
De son côté Maurice Lasaygues divorce pour se remarier tout aussitôt. Bientôt lui naîtra un fils, Frédéric, qui deviendra lui aussi un écrivain. Le frère de sa nouvelle épouse est directeur d’un important cabinet d’assurance. Il entraîne Maurice qui deviendra l’assureur des artistes et vedettes du Tout-Paris.
Ce changement de situation n’altère en rien les relations fraternelles des deux amis qui ne se quitteront pratiquement plus. « En épousant Maurice, je ne savais pas que j’épousais aussi Bricaire » aimait à répéter Odette Lasaygues.
Jean-Jacques Bricaire restera fidèle à sa fonction d’administrateur de théâtre. Après avoir connu la direction de Marcel Karsenty et Pierre Dux puis celle de M. et Mme Essau, il deviendra le collaborateur très efficace d’Elvire Popesco et d’Hubert de Malet. Quand ceux-ci quitteront le Théâtre de Paris pour le Théâtre Marigny, Jean-Jacques les suivra et continuera sa carrière avec brio.
Paris-Théâtre N°260 – 261 Jean –Jacques Bricaire
Idem